Avec les firefighters de Détroit

Institutionnel - Le 16 mars 2018

[MAGAZINE] A Détroit (Michigan), le "Squad 3" constitue l'un des derniers bastions sapeurs-pompiers de l'East Side, quartier marqué par la crise et la violence urbaine. Nous avons rencontré les firefighters de la plus ancienne caserne encore en fonction.

Sapeurs-pompiers magazine
Avec les firefighters de Détroit

Quelques maisons, des allées bien nettes, des parcelles de verdure et cette mignonne baraque en briques rouges, avec ses deux fenêtres comme une paire d’yeux entre lesquels passe fièrement le drapeau américain… paisible paysage d’une banlieue américaine du Midwest. Ce décor de « Petite Maison dans la prairie » est pourtant planté dans le quartier le plus dangereux de Détroit (Michigan), l’East Side.

D’une dangerosité telle qu’elle a fait de Détroit l’une des villes les plus violentes des États-Unis avec notamment 10.000 appels police-secours par jour pour une population de 713.000 habitants, dans une ville trois fois plus grande que celle de Paris.

Une violence contre laquelle doivent quotidiennement se protéger les résidents de cette maison de briques rouges, les pompiers du «Squad 3».

Deux équipes de huit hommes et une femme, dont James Babbish, Wesley Rawls, Brian Bidwell et Steve Florian, « Les quatre Fabulous », comme ils se présentent, rencontrés sur leur lieu de travail un après-midi de septembre plombé par une canicule exceptionnelle.

Élevée dans ce quartier en ruines vidé de ses habitations et d’une grande partie de ses habitants, Squad 3 est, à 119 ans, la plus vieille caserne de la ville encore en fonction.

Ambiance vintage

Entre une trappe pour stocker le foin des chevaux du temps où ces derniers étaient d’usage, des interrupteurs électriques d’un autre siècle, un tableau de signalisation des casernes en action vieux des années 30… le temps s’est ici figé avec, soudainement, ce flamboyant camion « Detroit Fire Department ». « Oh, lui ! Il est vieux, il a plus de 15 ans, s’exclame le sergent James Babbish en tapant sur le flanc de la machine, avant d’ajouter : Il est toujours en panne. On nous en a promis un neuf début 2018. En fait, la chose la plus récente ici, c’est l’ordinateur », pointe-t-il, amusé, alors qu’il pénètre dans le standard situé dans le garage, collé à l’arrière du camion.

Jadis l’une des villes les plus riches des États-Unis, Détroit, capitale mondiale de l’automobile, entame son déclin dans les années 50 jusqu’à sa quasi-faillite en 2013 : la ville désertée n’a alors plus de quoi éclairer ses quartiers, les rues sont des coupe-gorge et les incendies font partie du quotidien des derniers résidents. « Les années 80 étaient les pires, raconte Wesley Rawls, pompier senior. Il y avait, rien que pour notre quartier, 8 à 10 feux par jour, 40 à 45 incendies dans toute la ville. Si ça s’est aujourd’hui calmé avec seulement trois feux quotidiens par “unit”, cette normalité pour nous est l’anormalité pour le reste du monde. »

Une ville ruinée

En 2013, la ville ne peut plus payer ses salariés, les soldats du feu voient leurs congés supprimés et leur paye baissée de 25 à 30 %, « dont on a récupéré 4 % depuis », précise Babbish. Écoles, casernes, hôpitaux, les établissements publics ferment. « Jusque dans les années 60, il y avait 90 casernes contre aujourd’hui 49 dont seules 45 sont opérationnelles par manque de personnel, note ce descendant depuis 1928 d’une lignée de pompiers.

Les sapeurs à Détroit font désormais avec le peu qui leur reste. Hormis la restauration de l’escalier qui allait s’effondrer et des radios que la ville nous a fournies, nous assurons nous-mêmes l’entretien courant et l’équipement. On recycle et on nous fait des dons », poursuit-il, lové dans ce vieux fauteuil profond en velours vert qu’il a rapporté de chez lui. « On a acheté la télé et l’air conditionné, par exemple. » Si à présent les incendies ont diminué, le nombre de pompiers a parallèlement chuté. Un manque qui se fait lourdement sentir, d’autant plus que depuis trois ans ceux du Squad 3, comme tous les pompiers du pays, ont l’obligation d’intervenir pour les premiers secours, crises cardiaques, accidents de voiture, accouchements : « Comme Détroit manquait d’ambulances, les paramedics ne pouvaient plus assurer une arrivée dans les temps. On a été formés à l’assistance médicale pour pallier ce manque. »

La caserne du sergent James Babbish s’élève sur deux étages emmenés par l’escalier fraîchement restauré, celui-là même que les sapeurs empruntent quand sonne l’alarme. « On n’utilise plus la perche car il y a eu trop d’accidents du type chevilles foulées. En fait, il n’y en a plus une seule en service dans la ville », commente-t-il. Au premier étage, un vieux parquet qui craque et une grande pièce à dormir. Façon « Boucle d’or », quatre lits en métal, une table, une chaise et une lampe branlantes.

Violences et cambriolages

Dans le fond, une grande fenêtre vétuste, des rideaux usés et, devant, un gigantesque ventilateur ultra-bruyant. « Son vrombissement nous aide à dormir la nuit, explique le SP Steve Florian. Il couvre à ce moment-là les décibels de la rue : pots d’échappement, musique et, ajoute-t-il en riant, des fusillades qui font le quotidien nocturne du quartier. » Si le ventilo protège du bruit nocturne, rien, si ce n’est une batte de baseball posée sur le rebord de la fenêtre du standard, ne protège le Squad 3 de la violence du quartier : « On reçoit des appels qui se révèlent, une fois sur place, “bidons” : pendant ce temps-là, des mecs en ont profité pour pénétrer dans la caserne et piquer notre matos », raconte le sergent sur un ton dépourvu de colère.

Même quand on est sur un feu, ces types viennent nous cambrioler. » Wesley se désole : « Ils ont piqué ma voiture alors que j’étais à l’enterrement de notre coéquipier, Walter. » « Il a été tué en 2008 dans un incendie criminel, la maison s’est écroulée sur lui, souligne Babbish. L’enquête a prouvé que c’est le propriétaire de la maison, trop fauché pour rafraîchir sa baraque qu’il voulait vendre, qui a payé un type 20 dollars pour y mettre le feu afin d’obtenir l’argent de l’assurance. Il est aujourd’hui en prison pour 42 ans. Et celui qui a mis le feu, 17 ans. »

Qu'est-ce que le " Squad 3 " ?

« Nous sommes des super héros », clame le pompier senior Wesley Rawls quand il décrit les compétences de sa caserne.

Ouverte en 1899, « Squad 3 » est une division dans les casernes. Appelée « truck ladder company », ses membres interviennent en tant que secouristes ou « préparateurs de terrain » pour leurs collègues, les hommes du feu : « On a les tuyaux mais pas l’échelle », résume-t-il en montrant tous ces instruments dont ils se servent : pinces, scies, marteaux, cordes… « On intervient sur tous les types d’accidents de la route, d’ascenseurs, les dégâts électriques, de canalisation suite à du vandalisme. On est évidemment sur tous les feux, entre autres pour dégager le terrain et pour secourir les victimes coincées, par exemple, dans une tôle de voiture. »

Avec les firefighters de Détroit
Avec les firefighters de Détroit
Avec les firefighters de Détroit
Avec les firefighters de Détroit

Les feux intentionnels font des victimes

La présence de l’absent Walter Harris, 42 ans, père de 6 enfants, se remarque : son casier fleuri comme ceux des collègues disparus est resté, comme le veut la tradition, intact et renferme la tenue qu’il portait le jour de sa mort. Ses nom et prénom sont gravés sur la table en bois du jardin, non loin de la fontaine où sa stèle figure dans ce mausolée des équipiers morts au feu. « Les incendies volontaires sont un fléau ici, à cause de ces centaines de milliers de maisons abandonnées », explique le senior Wesley.

Dans sa chute, Détroit a entraîné la fuite de millions d’habitants et l’abandon des résidences et bâtiments publics qui, tombant en ruine, ont fini en squat et en maison de crack, prêts à prendre feu à tout moment. « Les auteurs de ces feux intentionnels sont des gamins, des mecs qui le font pour le plaisir, des types qui veulent empocher le fric de l’assurance ou se venger de leur propriétaire qui les a mis dehors. C’est dans ces circonstances qu’est mort Walter », raconte Wesley. 18 heures, l’heure du dîner pour tous les résidents. Là aussi les repas sont à la charge des équipes, 20 dollars par jour travaillé. À tour de rôle, ils cuisinent pour l’ensemble. Ce soir, dans cette pièce de 30 m2 équipée de tous les ustensiles qui feraient rêver un chef, le pompier Brian Bidwell se lance dans un poulet aux légumes. Tandis que la cuisine cache quelques blagues ici et là – dont ce chat en peluche qui tombe du congélateur à chaque fois que l’on ouvre sa porte –, une photo de Walter orne là encore les murs. « Il cuisinait vachement bien », se souvient Steve Florian tandis que plusieurs chatons accourent, alléchés par la bonne odeur du plat.

« Ce sont les nôtres, ils chassent les rats et les souris. » Dans la salle à manger, la télévision diffuse les images des incendies californiens ; accroché à un cintre, un T-shirt au nom d’un des leurs, mort au feu quelques semaines auparavant. « On fait une collecte pour sa veuve et ses enfants. La vente du T-shirt ira dans la cagnotte », explique Steve.

Un patrimoine photo

Les murs sont ici tapissés de centaines de photos, qui racontent plus de 50 ans d’histoire des pompiers à Détroit. L’auteur de quasiment toutes ces images : Bill Eisner, assis au bout de la grande table, un œil sur « Sapeurs-Pompiers magazine » (véridique), un autre sur l’écran télé, tout en jouant aux cartes. Ce retraité de l’armée toujours en train de tripoter sa radio – « Ce sont les pompiers qui me l’ont offerte, 5.000 dollars (4.029 euros) », précise-t-il – est passionné par les soldats du feu dont il « shoot » toutes les interventions depuis 1962. « Au lendemain de la guerre, on les voyait partout dans le pays », raconte-t-il. « J’avais besoin d’action, alors j’ai commencé à les suivre et à les prendre en photo. » Babbish continue : « Bill est chez nous tous les jours. Il attend. Dès que l’alarme sonne, il monte dans le camion et nous accompagne. » Son travail documentaire représente aujourd’hui des milliers de photos dans des boîtes, des albums, la presse locale et nationale, sur les murs, à l’instar de toutes celles qui habillent cette caserne ainsi que des dizaines d’autres dans Détroit. Le repas terminé, Rawls s’attaque à la vaisselle. « C’est notre deuxième maison ici, signale-t-il. On aime donc en prendre soin. Entretenir le matériel de la caserne pour les générations à venir, c’est une tradition chez les pompiers. C’est pour ça que beaucoup d’entre elles dans le pays ressemblent à la nôtre, du type “Petite Maison dans la prairie”, comme vous dites. » Wesley a rejoint ses trois coéquipiers dans le standard : il est 21h30.

Cette pièce est chargée de fauteuils, d’un ordinateur, de dizaines de dossiers, de téléphones, de photos, d’un téléviseur et d’un fax système d’alarme, fierté mécanique mise au point par l’équipe. « Quelques centièmes de secondes avant l’alarme, les directives tombent sur le fax. Nous avons bidouillé la machine afin que le fax qui arrive actionne parallèlement l’alarme. On gagne ainsi du temps », explique Steve Florian avant de replonger devant l’écran de son ordinateur.

Les pompiers mènent une double vie

Le sapeur-pompier se concentre sur son deuxième job, vendeur de matériels pour pompiers et casernes. Steve, comme la plupart de ses collègues, a un autre travail outre ses 48 à 52 heures par semaine à la caserne, composées de deux fois 24 heures de garde. « Avec une moyenne de 57.000 dollars (45.656 euros)* par an, on doit payer les emprunts pour la maison, l’assurance santé, les études pour les gosses. On a donc tous un “extra-job” : sécurité, grosse réparation, enseignement, vente, etc. » Wesley est ainsi bagagiste pour la compagnie aérienne Delta, et James Babbish réalise des grosses réparations chez les particuliers.À minuit, le sergent dans son fauteuil en velours s’apprête à monter la garde et ses collègues à s’allonger dans la chambrée. « Entre l’air conditionné et le bruit des ordinateurs, il n’y a aucune chance que je ferme l’œil. Et puis, je m’attends au déclenchement de l’alarme comme depuis 23 ans toutes les nuits, ici ou chez moi où même là je dors mal. » Les « Fabulous » s’étonnent de cette nuit calme dans ce quartier,eux qui, dès le soleil couché, partent régulièrement au feu au moins trois fois toutes les nuits.

« Merci à vous deux d’avoir fait tout ce chemin depuis la France : grâce à vous, nous n’avons eu qu’un seul feu aujourd’hui, à midi. Un miracle. »

 

*Un sapeur-pompier commence à 34 000 dollars par an (27 426 euros). La cinquième année, il passe à 56 000 dollars (45 979 euros).

Texte Anne Deguy
Photos Ulrich Lebeuf / Myop

 

Avec les firefighters de Détroit
Avec les firefighters de Détroit
A 21 h 30, les coéquipiers se rassemblent au standard.
Avec les firefighters de Détroit
Avec les firefighters de Détroit
Avec les firefighters de Détroit

Je m'abonne en ligne


Partager cet article :